Petit thésaurus de médias imaginaires : machines de mémoire totale (1990-2019)

Réalisé par Emmanuelle Caccamo

Édité par Simon Levesque

 

Introduction

Ce petit thésaurus rassemble des machines de mémoire imaginées entre 1990 et 2019 dans différents films et séries télévisées de science-fiction. Depuis la fin du XXe siècle, les fictions audiovisuelles occidentales mettent en scène une panoplie de technologies de manipulation des souvenirs et de la mémoire personnelle toujours plus sophistiquées les unes que les autres. Travaillant fantasmes, désirs et inquiétudes, les œuvres imaginent par exemple la possibilité d’enregistrer nos souvenirs biologiques sous un format numérique, de ne plus jamais rien oublier et de pouvoir effacer, en l’espace d’un instant, des souvenirs trop lourds à porter. Dans certains récits, des machines permettent même de copier l’entièreté de la mémoire d’un individu en vue d’une réincarnation post-mortem. Souvent mises au point par des laboratoires rattachés à des multinationales ultracapitalistes, les nombreuses machines imaginées sont mises en circulation dans des marchés légaux aussi bien qu’illégaux. Certaines sont encore en développement et présentent des risques, quand d’autres ont été fabriquées dans le sous-sol de savants fous ou sont le fruit du pur hasard. Les créatrices et créateurs des productions science-fictionnelles ont ainsi donné forme à de multiples technologies de « mémoire totale » (Caccamo, 2017a).

Dans les univers fictionnels, les bionanopuces implantées dans le corps côtoient les casques de stimulation électromagnétique, les interfaces nerveuses numériques, les clones robotiques, les caissons et les sièges d’implantation de souvenirs. Selon leurs caractéristiques matérielles et fonctionnelles, ces machines imaginaires permettent notamment (1) d’archiver la mémoire humaine, c’est-à-dire (a) d’encoder sous un format numérique les souvenirs, la mémoire autobiographique et les autres mémoires, celle des connaissances conceptuelles (mémoire sémantique) et celle du corps (mémoire procédurale), ainsi que (b) de conserver ces données encodées. Selon leurs configurations, les machines peuvent aussi (2) offrir un accès aux données archivées, sous la forme d’images audiovisuelles, de lignes de code ou de stimulations phénoménologiques, et (3) altérer la mémoire d’un individu.

Les machines de mémoire totale font l’objet de nombreux usages prévus et détournés. Grâce à un encodage continu ou ponctuel des percepts de leurs usagers, elles peuvent servir à enregistrer, quantifier, organiser et rejouer les « souvenirs » numérisés. Les personnages adoptent en ce sens une pratique d’hyperlifelogging. D’autres machines « augmentent » la capacité de rétention d’information. Elles trouvent une fonction utilitaire ou d’assistance au quotidien. Dans certains cas, les images de mémoire enregistrées par les bionanopuces peuvent trouver une dimension symbolique et commémorative. Les données mémorielles sont par exemple utilisées afin de rendre hommage aux défunts. Elles servent en quelque sorte de témoignage à la première personne en l’absence de la personne maintenant décédée.

La mémoire numérisée est aussi une source de profit et de divertissement. Dans les univers fictionnels, il existe de nombreuses multinationales et de nombreux marchés plus ou moins légaux spécialisés dans la vente et l’implantation de mémoire : l’on y trouve une vaste gamme de produits et de services reposant sur la marchandisation de la mémoire biologique et des corps humains. Il n’est pas rare que ces marchés reposent sur l’exploitation humaine, voire sur une mise en esclavage des individus.

L’usage thérapeutique des machines de mémoire est également très présent dans les récits fictionnels. Oublier un souvenir traumatique ou s’y confronter forment quelques-uns des usages médicaux et psychiatriques des technologies. Selon la rhétorique employée par les protagonistes, les cyberconversions et les transferts permis par les technologies relèvent dans certains récits de cette catégorie d’usage; par exemple, dans certains films, les personnages atteints d’un cancer parviennent à changer de corps afin de poursuivre leur vie. Mais le transfert de mémoire d’un corps à un autre n’est pas toujours médical et peut se rapporter, pour un individu, à un désir de jouir pour soi d’un corps plus jeune ou plus attrayant. Dans certaines œuvres, la cyberconversion se trouve à cheval entre les usages médicaux et extramédicaux. De nombreux personnages refusent de mourir et font appel à des services leur permettant d’être « immortels » (ou plutôt postmortels). Les machines de mémoire totale constituent par ailleurs de puissants instruments pour les forces policières, militaires et carcérales. Par leurs fonctions, les machines permettent un contrôle et une surveillance accrue et inégalée des individus. Dans ces domaines, elles ouvrent un champ de possibilités considérable : nouvelles méthodes de surveillance en temps réel, nouvelles méthodes d’interrogatoire et de recueil des témoignages, nouvelles échelles de mesure de la culpabilité des détenus, pour ne citer que quelques-unes des implications représentées. Elles servent indistinctement à la sécurité et aux programmes de défense publics et privés.

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Chacune des entrées de ce thésaurus décrit une technologie, son fonctionnement et ses usages dans le récit où elle est représentée. Cet ouvrage n’a pas pour visée d’analyser les enjeux sociopolitiques des dispositifs recensés ni ce qu’impliquent leurs représentations des points de vue formel et métaphorique. Au regard de la technoscience et des études sur l’évolution des technologies, on remarque que certaines machines imaginaires constituent des remédiations de techniques plus anciennes ou un assemblage de machines moins sophistiquées. L’on peut également identifier une sorte de trajectoire technique fictionnelle dans laquelle les machines de mémoire totale semblent prises : à mesure qu’il devient possible d’encoder certains éléments de la mémoire, de les isoler, de les extraire, puis de les manipuler, l’implantation de souvenirs paraît inévitable. Il devient possible de « copier » et de « transférer » la mémoire d’un individu sur un support externe (dans un ordinateur par exemple) ou dans un autre corps. En fonction de leurs implications respectives, les différentes technologies recensées dans ce thésaurus présentent donc une gradation croissante, qui va de l’hyperlifelogging à la cyberconversion.

 

Avis au lectorat

Chacune des entrées de ce thésaurus a pour titre le nom d’une technologie imaginaire, suivi entre parenthèses du nom de son fabricant ou de la firme ou de la corporation fictionnelle qui l’a mise en marché (si l’information existe). Lorsque le nom de la technologie n’est pas donné dans la diégèse de l’œuvre, une appellation a été fournie; elle est alors placée entre crochets.

Le lectorat verra également que certaines technologies ne sont pas forcément accompagnées d’explications poussées sur le fonctionnement exact de ces dernières; certaines œuvres sont en effet peu prolixes sur les dessous de la technologie imaginée ou demeurent volontairement vagues à cet effet.

Enfin, le vocabulaire technique des films et des séries télévisées présente une grande variation d’une œuvre à l’autre. Par exemple, certaines productions parlent de « transfert neural », d’autres de « transfert d’esprit » et d’autre encore de « transfert de personnes » pour désigner un même phénomène. Sans occulter ces particularités, nous avons tâché d’uniformiser au mieux le vocabulaire afin de gagner en précision.

En tout temps, le lectorat pourra accéder à un lexique dans lequel des définitions des termes techniques sont fournies.

 

Pour citer ce texte

Caccamo, Emmanuelle, Petit thésaurus de médias imaginaires : machines de mémoire totale (1990-2019), Montréal, LivreNum, 2020. 

Ce texte est sous licence CC BY-NC-ND 4.0.