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Introduction
La production de faux, du leurre, de la feintise et de ce qu’on appelle dorénavant avec emphase les « Fake News » suscite, notamment ces dernières années, passions et angoisses. Des passions, parce que la diversification des moyens de communication et leur facilité d’accès autorisent tout le monde à dire n’importe quoi n’importe quand. Des angoisses également, parce que la production et la consommation d’informations jugées trompeuses et fallacieuses ne sont pas sans effets ni conséquences dans le monde social. Des quotidiens francophones célèbres (Le Monde, Libération, Le Devoir, etc.), mais aussi anglophones (The Guardians, New York Times, Washington Post, etc.) se sont dotés récemment d’observatoires à fake news. Décodex, par exemple, est un moteur de recherche proposé par Le Monde pour « vérifier les informations qui circulent sur Internet et dénicher les rumeurs, exagérations ou déformations ». Si la vérification des sources est une des composantes essentielles au métier de journaliste, la mise à disposition d’outils pédagogiques pour un lectorat qui éprouve une difficulté croissante à démêler le vrai du faux dans un contexte caractérisé par le phénomène Donald Trump, la prolifération des deep fake, ou encore l’usage tous azimuts des réseaux socionumériques peut se voir comme le symptôme d’une crise plus profonde. Pour identifier cette crise, on peut rapidement convoquer la profonde défiance ressentie à l’égard des organes officiels de production de l’information ‒ du fait notamment d’une mise en cause de l’autonomie de certains médias détenus par quelques multinationales, accusées par ailleurs pour leur relative proximité avec les élites dirigeantes (accusations souvent rangées paradoxalement dans la rubrique des conspirations et complots). De tels Décodex donnent à certains médias la garantie que leur rôle est toujours encore important dans le champ social. Cette raison n’est pourtant pas encore suffisante pour expliquer la porosité croissante des individus aux informations trompeuses et pour laquelle les pouvoirs en place redoublent d’efforts pour en limiter les effets ‒ efforts qui mériteraient par ailleurs d’être analyser à la lumière des thèses de Foucault portant sur le problème du gouvernement et de son exercice sur les populations : la lutte contre les fausses nouvelles s’incorpore à un mode de gouvernementalité (à laquelle participe de ce point de vue certains médias) qui se soucie, avec force, des opinions et des croyances des citoyens. Le sociologie Luc Boltanski montre que cette porosité se manifeste comme une sorte d’inquiétude montante, à la fin du XIXe siècle, à l’égard de la réalité elle-même l’égard de la réalité la fin du
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Le cas Reza Negarestani : réalisme spéculatif
Negarestani se livre, avec beaucoup de plaisir, à une sorte de cosmogonie délirante. Cosmogonie dans laquelle la Terre et le Soleil entretiennent une relation ambiguë marquée par des dynamiques sous-terraines et telluriques, celles du pétrole.
Qui est Reza Negarestani ? Philosophe et écrivain iranien, repéré notamment à l’occasion de la sortie de cet ouvrage. Il a publié plus récemment Intelligence and Spirit, livre dans lequel il tente de réhabiliter le concept hégélien « die geist » et de le croiser avec le programme épistémologique kantien.
Le but : ne proposer rien de moins qu’un concept d’intelligence, plus en adéquation par exemple, avec le développement du langage artificielle.
Réalisme spéculatif
En outre, les travaux de Negarestani s’inscrivent plus globalement dans le champ du réalisme spéculatif dans lequel on peut compter les contributions majeures d’un Quentin Meillassoux, Ray Brassier ou encore Graham Harman.
Difficile de résumer en quelques mots les intérêts de recherche qui animent ces penseurs.
À rester peut-être au plus près du programme spéculatif de Negarestani, on peut alors observer que se dégage au cœur des travaux de tous ces penseurs une charge réflexive qui investit le développement d’une sorte de matérialisme non-humain.
Un besoin de décentrer les points de vue en multipliant des perspectives, de revaloriser l’objet plutôt que le sujet, de développer des ontologies qualifiées d’« orientées objet » ou encore des « ontologies plates ».
Dans le but ultime de placer les objets, les choses du monde, les humains aux mêmes niveaux.
Dans la sphère francophone, par exemple, le projet ambitieux de Quentin Meillassoux : il s’agit ni plus ni moins de se défaire de ce qu’il nomme le corrélationnisme.
Le corrélationnisme correspond au postulat épistémologique suivant lequel nous ne pourrions jamais vraiment avoir accès à l’être, mais seulement à la corrélation de la pensée et de l’être.
Tout un programme, spéculatif donc, qui semble prendre une pente pour la moins problématique : réfléchir aux objets sans les corréler à un sujet implique par voie de conséquence de ramener le sujet à un statut d’objet.
Fredric Jameson a très bien montré que les théories du complot se constituaient en fin de compte l’expression d’une forme de refoulement de l’angoisse que l’on ressent devant l’incapacité de penser la « totalité impossible du système-monde contemporain ».
Un système-monde dont la dynamique profonde engage un devenir marchandise, un règne sans fin du simulacre (Baudrillard) une extension illimitée du spectacle (Debord).
Jameson ajoute que les récits complotistes se présentent comme des cartes, ou mieux des diagrammes, qui fonctionnent pour croiser les événements entre eux, les repérer, les identifier, distinguer leurs multiples imbrications et embranchements, dans le capitalisme-monde
Cyclonopédia s’ouvre sur le journal de bord d’une certaine Kristen Alvanson qui voyage des États-Unis jusqu’à Istamboul pour rencontrer un mystérieux personnage.
Elle ne parvient finalement ni à le contacter ni à le rencontrer, et se perd au fil des jours dans une ville dont elle ne maîtrise ni la langue ni les coutumes.
Dans sa chambre d’hôtel, la journaliste s’enfonce dans l’ennui et découvre par hasard, sous l’un des lits, une boite contenant des pages griffonnées, des images, des cartes de visite, un film, mais surtout un manuscrit : Cyclonopédia écrit par un illustre Negarestani.
Décidée à mener l’enquête, mais finalement vite désemparée par le contenu de l’ouvrage et par son isolement aussi qui commence à avoir raison de sa santé mentale, elle décide de rentrer aux États-Unis avec la ferme intention de publier l’ouvrage.
Hamid Parsani
Après cet épilogue, très accessible par rapport au reste de l’ouvrage, le lecteur plonge enfin dans le manuscrit de Negarestani qui consiste, du début à la fin, à présenter les travaux, thèses et élucubrations d’un certain Hamid Parsani.
Hamid Parsani est présenté comme un archéologue iranien, ancien mathématicien, spécialisé dans les traditions occultes mésopotamiennes et devenu fou à la suite de certaines de ces découvertes.
Lovecraft sert de référence et d’inspiration dans l’écriture.
Negarestani est le narrateur qui relate les observations et les découvertes d’un personnage devenu complètement fou devant l’horreur de ses découvertes, figure classique et récurrente chez Lovecraft.
Croix de l’Akth
Alors, qu’est-ce que découvre Parsani exactement ?
En Iran, il exhume une relique. Une croix nommée « La croix de l’Akth ».
Cette croix, artefact démoniaque, comporte une tête étoilée, dont chaque pointe présente des chiffres différents.
Sur les poignées, des inscriptions inquiétantes qui font référence à Gog et Magog, figures apocalyptiques qui viennent semer discorde et destruction, à tous le moins dans la religion musulmane.
Negarestani allégorise cette croix en lui donnant une fonction prophétique.
En effet, cette croix, nous explique Negarestani, est manipulable.
On peut la tordre dans plusieurs sens et plusieurs directions pour obtenir des combinaisons de chiffres qui nous permettraient de comprendre des situations géopolitiques d’envergure mondiale.
« Une relique consciente capable de saisir numériquement tous les événements inconsistants, contradictoires et souterrains de la Terre comme autant de modes de narration » (Negarestani, p. 13). »
La croix se présente alors comme une sorte de diagramme qui sert de dispositif d’enregistrement et d’anticipation de tous les événements mondiaux ramenés à l’action sous-terraine et malicieuse d’un agent principal : le pétrole.
Hypothèse du pétrole
En effet, l’hypothèse centrale du livre, c’est que le pétrole n’a pas été découvert par hasard.
Il conspire depuis trop longtemps pour pouvoir se libérer et se répandre dans l’atmosphère, réchauffer la Terre et mener son funeste projet jusqu’à l’extinction de toute forme de vie.
Negarestani s’appuie notamment sur les thèses de l’astrophysicien Thomas Gold (: The Deep Hot Biosphere) qui suggère une théorie du pétrole abiotique comme théorie alternative sur l'origine chimique du pétrole.
Le pétrole résulterait moins d’une longue sédimentation de détritus biologique que d’un processus de formation inorganique qui débuta dans les couches les plus profondes de la terre.
Negarestani en propose une interprétation délirante qui suit une trajectoire particulière dans son ouvrage :
• 1 - les réserves de pétroles sont renouvelables ad vitam æternam ;
• 2 – L’origine du pétrole, sous la forme des hydrocarbones, pourrait venir du dehors, comètes, astéroïdes
• 3 – Le pétrole dispose d’un mode de circulation qui lui est propre, suivant des courants et de déplacements qui servent de support à un complot tellurique
Raison pour laquelle Negarestani convoque Lovecraft avec les thèmes des grands anciens qui creusent la terre à travers une mécanique dite « poro-mécanique ».
Negarestani reprend également le concept deleuzo-guattarien de machine de guerre pour opposer deux pôles dans les configurations géopolitiques stimulées par l’agenda maléfique du pétrole : le technocapitalisme et le jihadisme.
Les deux pôles visent la même finalité : la création d’un « xérodrome » définit comme la Terre pris dans un devenir-poussière, un devenir-gaze marqué par une crémation ultime et sans retour.
Version caricaturale finalement de ce qu’annonce le réchauffement climatique.
Je cite ici Negarestani :
« Dans le réveil du pétrole, en tant que conspirateur autonome terrestre, le capitalisme n’est pas un symptôme humain, mais plutôt un phénomène planétaire inévitable. En d’autres termes, le capitalisme était déjà là avant l’existence humaine, en attendant son hôte » (27)
Le techno-capitalisme étendu à une échelle mondiale figure alors comme la solution la plus adéquate à une combustion ininterrompue du pétrole qui veut se répandre dans l’atmosphère et rejoindre son origine.
Si bien que le projet de Negarestani vise alors à établir une histoire délirante de la Terre à travers le point de vue orienté objet du pétrole : une blobobjectivity comme il l’appelle.
Un tel projet est finalement très proche de celui de Deleuze et Guattari.
Negarestani fait abondamment référence aux thèses deleuzo-guattarienne, mais plus généralement qui figurent dans Mille Plateaux et moins dans l’Anti-Œdipe.
Cela semble plutôt logique dans la mesure où dans Mille Plateaux Deleuze et Guattari déploient une géophilosophie qui pose la Terre comme une molécule géante, une soumise à des processus de déterritorialisation inouïs.
Pourtant si on ramène les spéculations délirantes de Negarestani dans le champ d’une critique du devenir-monde du capital, alors c’est probablement L’Anti-Œdipe qui sert de révélateur le plus propice à une telle critique.
Il n’est pas difficile de voir que d’un certain point de vue le devenir-monde du capitalisme se conforme avec la vision hallucinée de Negarestani qui fait du pétrole le réel sujet de l’histoire.
Le pétrole figure donc chez Negarestani comme l’entité schizoïde fondamentale du capitalisme, à la fois sa limite immanente et son dehors ultime.
Il y a un moins un autre aspect qui nous permet de proposer un tel parallèle. La figure récurrente schizophrène.
Deleuze et Guattari distinguent, non sans ambivalence il est vrai, le schizophrène comme entité clinique réduite bien souvent à l’état de loque autistisée dans les chambres de l’hôpital et la schizophrénie comme processus qui exprime l’univers des machines désirantes.
Cela ne veut pas dire que nous serions tous schizophrènes, mais que le processus schizophrénique se retrouve à tous les niveaux de la production des machines désirantes.
Processus où le sujet fait l’expérience des devenirs qui interdisent toute assignation ou fixation identitaires et substitue au seuil de perception normalisée des modes de repérage singuliers qui subvertissent les exigences sociales.
Or, à travers son programme spéculatif aborde également la figure du schizophrène qui figure comme la conséquence d’une ouverture trop grande aux flux du cosmos et l’action parasitaire du pétrole.
À travers une étude délirante du film de John Carpenter The Thing, Negarestani analyse les processus par lesquels le sujet se retrouve étendu, fissuré, ouvert en morceaux par l’action de force tellurique enregistrée dans toute une mythologique démoniaque (pazuzu).
La possession ne correspond pas tant à l’occupation d’un hôte, mais ouvre l’humain à un nombre incalculable de démons.
Il devient une sorte de carrefour ou zone de trafic ou passe et glisse des forces innommables.
Negarestani définit alors l’histoire humaine comme une recherche expérimentale qui vise à établir des modes de communication d’ouverture vers le dehors radicale.
Au sortir de la lecture de cyclonopédia, on sent le besoin, très présent par exemple dans les travaux de maturité de Félix Guattari, d’un besoin resingulariser l’existence grâce au développement d’une sensibilité renouvelée aux espèces végétales, animales, cosmiques.
Le pétrole est un moyen pratique utilisé par Negarestani de rappeler l’écart incommensurable, mais aussi la continuité entre l’humain, les différentes formations sociales et les forces de la nature.
Ce constant décalage, ce décentrement de point de vue qui opère d’un bout à l’autre de l’œuvre de cyclonopédia relève d’une forme d’« étrangisation cognitive » que Darko Suvin (1977 : 61) assigne à certaines œuvres de science-fiction pour qualifier leur force suggestive et leur fonction épistémologique.
Cyclonopédia, à travers la sophistication généralisée de son propos propose finalement une sorte de xenosémiotique dont les outils conceptuels et les opérateurs d’analyse sont lancés dans une tentative d’élucidation des univers les plus territorialisés, les plus délirants, les plus schizoïdes pour nous permettre d’étrangiser notre rapport habituel à un monde-marchandise homogène et unidimensionnel
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Cartographie cognitive et schizoanalyse
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Complot et totalité