Figures du livre et imaginaires du secret.

Mouvements et rhétoriques communicationnelles du visible et de l’invisible.

Il y a ce que le livre ne dit pas.

Support de l’écrit, le livre est un lieu d’exposition. Dans ce petit parallélépipède de papier se déposent la mémoire des peuples, les sciences de la vie, les préceptes sacrés, les chants anciens, les récits mythiques… Le livre accueille tout ce dont l’écriture choisit de s’emparer et lui propose de s’y exposer. Il donne à lire, conserve, mémorise, pérennise... pour donner à lire, encore. Chacune de ces fonctions en fait un catalyseur du dévoilement — dans le temps et dans l’espace. Le livre circule, de mains en mains, de lecteur en lecteur, de regards en regards. L’invention de l’imprimerie, en ce sens, n’a pu qu’accentuer sa capacité à s’exposer aux lectures, elle a accru sa capacité de duplication, inventé son ubiquité ; elle a ainsi pu jouer comme un processus de dévoilement du dispositif de dévoilement qu’était le livre lui-même.

 

Il y a pourtant ce qu’il ne dit pas.

Il y a cette pénombre[1] du livre, son intermittence, il y a ce qu’il tait dans ce qu’il montre. Il y a ce silence qui éclot au cœur de sa fonction de révélation. Exposer, donner à lire, mémoriser, pérenniser : chacune de ces fonctions a son revers muet. Chacune d’elle n’est possible que dans sa propre contradiction : masquer, soustraire, oublier, effacer. L’invention de l’imprimerie, en ce sens, n’a pu qu’accroître la capacité du livre à faire silence sur ce qu’il ne dit pas, à mettre en retrait des éléments pour en montrer d’autres, à attirer l’attention sur certaines choses pour en cacher d’autres — principe de la pratique magicienne par excellence, le détournement d’attention est l’une des formes privilégiées de préservation du secret. Du visible vers un invisible.

 

De tous temps, dans les imaginaires qu’il a fait circuler sur lui-même par lui-même — ou qui circulent par sa représentation dans d’autres dispositifs médiatiques[2] — le livre a eu partie liée avec le secret, animant la part mystérieuse qui en a parfois fait un objet propice au soupçon, à la peur, à l’interdit ou la censure[3]. S’il a pu être soumis à ce régime de suspicion, c’est nécessairement que le livre — par relation métonymique avec son contenu — entretient un certain rapport au pouvoir, au savoir ou à l’inconnu — eux-mêmes supports de pouvoir. Il est porteur, de fait, d’une potentielle menace, qu’il incarne, et qu’incarnent à leur tour ceux qui le dévoilent — son auteur ou son possesseur — et ceux qui y sont sensibles, « réceptifs » — ses lecteurs. Comme par « contagions » réciproques[4]. Au cœur de cette « chaîne communicationnelle », le livre — entendu comme un dispositif médiatique et matériel, mais aussi comme un « opérateur » de médiations —, le livre qui est pris dans un ensemble de relations croisées, matérielles, culturelles, historiques, techniques, politiques, économiques, sociales, idéologiques, éditoriales qui en organisent au cas par cas ses régimes de visibilité et d’invisibilité, de monstration et de soustraction. Autrement dit, qui en organisent ses propres « logiques du secret »[5].

C’est ce rapport au secret qui nous intéresse ici, comme ressort communicationnel, et, de là, comme ressort des imaginaires du livre. Le secret, non pas simplement en soi mais dans sa tension avec la révélation, le dévoilement et la transparence, dont les motifs travaillent par ailleurs en profondeur les structures imaginaires et symboliques qui sous-tendent l’économie actuelle du numérique[6] (à l’heure où se redéfinit — ou bien où cherche à se redéfinir — le livre, sur de nouveaux dispositifs d’écriture-lecture).

S’il y a secret, en effet, c’est toujours par opposition. Dès lors, le voile, comme motif du secret, n’a d’existence que dans la relation qu’il entretient au dévoilement. C’est d’ailleurs lorsqu’il est lui-même dévoilé, à quelques-uns ou à tous, que le voile du secret apparaît, se rendant alors visible comme processus d’effacement. Il est pris entre des relations d’opacité et de transparence, son efficace reposant sur un « effet de secret », un « simulacre », selon les termes de Louis Marin :

 

Tourniquet métaphysique du secret : les dieux pourraient bien être pris à leur propre jeu si toute cette métaphysique ne reposait sur la constante fiction du secret, son simulacre, l’effet de secret.[7]

 

En somme, le secret n’est pas tant une chose en soi qu’un processus, il n’existe que dans l’opération, aux enjeux pluriels, qui consiste à voiler et dévoiler en même temps. Or cette opération est elle-même constitutive du processus de production et d’éditorialisation du livre. Alors, sur quels régimes de la publication — au sens étymologique de rendre public — fonctionne cette « forme médiatique »[8] qu’est le livre ? Il s’agit d’observer ce qui se montre s’effaçant ainsi que ce qui s’invisibilise quand le livre rend visible, et vice-versa.

Cette tension entre opacité et transparence, entre secret et révélation, qui circule dans ses imaginaires anciens et plus récents, nous semble aussi particulièrement porteuse pour venir questionner les formes contemporaines du livre, ou plus justement, les processus qui œuvrent conjointement à ses réalisations multiples. C’est donc aussi ce processus instituant dont il convient d’interroger le devenir en contexte numérique : si l’on considère le livre comme l’un des « modèles » fondateurs du numérique et de ses modes scripturaires[9], que deviennent ces « rhétoriques communicationnelles » du secret, appuyées sur sa matérialité, et comment se reconfigurent-elles avec le livre numérique, à la fois dans ses formes, ses contenus et les imaginaires qu’il perpétue ?

 

Mais si nous reviendrons sur la définition du livre, mise en jeu tout au long de ce travail, encore faut-il, alors, définir ce qu’on entend par imaginaires. En se plaçant du côté d’une configuration foucaldienne[10], on peut envisager les imaginaires comme participant de cet ensemble de relations entre discours et pratiques qui caractérise tout savoir, et dans le cas présent, à l’articulation des discours sur les médias et des pratiques de ces médias. Nous considérons en effet le caractère central du rôle joué par les imaginaires dans les processus de constitution de nos dispositifs médiatiques, leur émergence et leurs évolutions, elles-mêmes liées à leurs usages. D’où l’intérêt, dans notre démarche, de comprendre comment les logiques et rhétoriques du secret peuvent instituer des manières plurielles de « faire livre », y compris dans les dispositifs numériques d’écriture-lecture.

À propos des institutions, Cornélius Castoriadis a mené une réflexion sur la notion d’imaginaire en partie transposable à l’analyse « du médiatique », du fait de son ancrage anthropologique. Dans ce cadre, il a mis en avant « l’imaginaire radical » comme faculté fondamentale. Cette dernière relève de la « capacité élémentaire et irréductible d’évoquer une image »[11].

La notion d’imaginaire, au singulier, en tant que catégorie « englobante », apparaît comme une condition nécessaire à la fonction symbolique. Nous considérons qu’elle se donne à saisir sous la forme de représentations symboliques constitutives des imaginaires — au pluriel —, conscientes ou non, mais qui, toutes, travaillent à guider la fonction de l’institution — ou, pour ce qui nous concerne, du dispositif médiatique qu’elles informent. Ce sont ces représentations que nous cherchons ici à mettre au jour pour le livre. Dans notre démarche, cela revient à observer comment des imaginaires du secret attachés à la figure du livre se réifient et circulent sous la formes d’images plurielles, qui en donnent des représentations plurielles, tantôt proches, tantôt variables, et souvent extrêmement variables dans leur proximité.

Cette approche par les imaginaires n’en est pas moins matérielle, dans la mesure où l’idée du livre, nos représentations du livre et notre relation au livre n’ont eu de cesse de prendre appui sur les potentialités de ses formes (reposant sur un dispositif technique spécifique), propices à faire jaillir ces imaginaires pluriels[12]. La relation entre techniques et imaginaires a d’ailleurs été mise en évidence notamment par Patrice Flichy, qui invite à la prendre en compte dans les études d’histoire et de sociologie des techniques[13]. En somme, on ne saurait expliquer un dispositif technique sans passer par la compréhension des imaginaires dont il est porteur. Pour Anne Cordier, analyser les imaginaires, c’est chercher à « comprendre les modalités d’appréhension de la réalité, examiner les modes de coordination intégrant personnes et objets au sein du monde »[14]. Cette perspective est particulièrement fructueuses dans le contexte contemporain de renouvellement du livre avec le numérique.

C’est donc là que se situe l’enjeu de cet ouvrage. Il part en quête de la façon dont ces imaginaires du secret font « image », pour reprendre le terme de Castoriadis, se cristallisent dans des représentations variées (picturales, photographiques, par exemple), et ainsi circulent, faisant perdurer — ou non — « l’idée » du livre dans ses successives ou concomitantes transformations médiatiques et formelles, techniques et matérielles, jusqu’« au » numérique.

 

Or, précisément, évoquant « le » livre, ce n’est finalement pas tant du livre que l’on parlera ici que de livres au pluriel, saisis comme des occurrences singulières au statut toujours singulier, puisque chaque « cas » de livre est le produit d’une configuration contextuelle qui n’est jamais identique à une autre, et révélateur, en propre, de conceptions spécifiques du livre et de ses fonctions communicationnelles. Cette circulation entre l’objet et ses incarnations, entre l’idée de livre et ses concrétisations, entre la figure et ses imaginaires, caractérise la tension qui équilibre le principe directif de ce propos.

Aussi cette réflexion communicationnelle ancrée dans la perspective complexe des Sciences de l’information et de la communication se nourrit-elle des théories de l’intermédialité et, à certains égards, de l’archéologie des médias.

La démarche intermédiale, d’abord, se conjugue sur au moins deux plans. Le premier niveau est de « surface »[15]. Pour se saisir d’imaginaires, notre corpus croise différents types de dispositifs médiatiques (livres d’époques variées, mais aussi tableaux, photographies…) afin de questionner certaines modalités de représentation du livre dans son rapport au secret ainsi que la circulation potentielle de « motifs » récurrents en leur sein — à la fois invariants et variants (du secret à ses diverses modalités d’apparaître ou de se signifier). Signe caractéristique de la vivacité des imaginaires, leur circulation peut précisément se jauger à l’échelle des différents dispositifs médiatiques qui s’en emparent et les « font jouer »[16] en les (re)médiatisant[17].

Dans notre corpus, il s’agit aussi de mettre ces représentations en relation avec différentes occurrences de livres, des cas singuliers[18] qui témoignent d’un certain aspect dans leur rapport au secret, du point de vue de leur matérialité, de leur forme et des usages qu’ils suggèrent, ou bien de leur contenu, par exemple. Car

 

l’analyse intermédiale implique une attention aux singularités des objets, des milieux et des expériences, ainsi qu’une confiance accordée à leur force heuristique : elle n’implique pas de déterminisme technologique ni ne vise à dégager des logiques macrosociales, tout en étant attentive aux effets structurants des diverses formes de matérialités impliquées dans la production de sens.[19]

 

Cette approche suppose une forme de comparatisme qui ne se veut en aucun cas nivelant mais bien singularisant. Ne prétendant pas à la représentativité, la constitution de notre corpus vise dès lors à faire dialoguer des productions particulières sans leur attribuer pour autant les mêmes enjeux ni les mêmes statuts, rendant compte de processus complexes. C’est le propre de la démarche communicationnelle, et c’est là, aussi, que s’arrime notre proximité avec l’archéologie des médias, à laquelle nous reviendrons.

Cela nous amène au second niveau, plus « macro ». Il consiste à faire varier la façon dont nous posons notre regard sur les objets, autant que les éléments auxquels on porte attention pour en produire une analyse[20]. Du fait de la variété des documents, la démarche intermédiale se caractérise par une approche qui croise les sources et fait varier les manières de regarder, autrement dit, les manières d’adapter sa méthode en fonction de l’objet qu’elle se propose d’observer. Cette mobilité méthodologique est requise par la prise en compte des spécificités de chaque objet, qu’on ne peut réduire à celles d’un autre. En somme, il s’agit de comprendre les relations entre des facteurs pluriels qui forment les conditions de possibilité spécifiques de l’existence d’un objet et de ses modalités de signification.

Par ailleurs, la proximité de cet ouvrage avec l’archéologie des médias, telle qu’elle est notamment théorisée par Jussi Parikka[21], relève d’une façon d’inscrire notre démarche dans une réflexion sur l’histoire des systèmes d’inscription et leurs mutations, tout en dépassant l’approche diachronique en vue de porter plutôt notre attention sur des phénomènes de rémanence[22], de continuités, qui traversent l’histoire du livre dans notre culture occidentale. Pour mettre en évidence des frictions, des déplacements, mais aussi des héritages.

Ce double horizon, articulant des échelles d’analyse distinctes, ne vise pas à la production d’un discours déterministe et clos au sujet de l’histoire et des imaginaires du livre ayant trait au secret. Par un travail de mises en résonances, il cherche à faire « se lever » des dynamiques croisées, sans prétendre avec elles forcer une théorie du livre, mais en tentant de comprendre leurs effets et enjeux ainsi que les significations de leurs variations pour la figure du livre, dans un contexte de mutations.

En s’intéressant à la question du secret, notre démarche entend donc prêter attention à certains processus engagés dans la circulation de cette culture médiatique du livre portée par des valeurs culturelles, symboliques et sociales auxquelles il est associé en tant que média[23] et qui participent de la construction de nos rapports au savoir et à la communication par le livre.

 

Même s’il est synonyme de rétention d’information, le secret est un « objet communicationnel » car il pose, et à plus forte raison, des questions de circulation et de transmissions — au sens large. À travers lui, l’interrogation sur la transmission est aussi celle de ses empêchements, celle de ses contournements. Un secret n’est pas tant une absence d’information que sa suspension, puisque c’est, selon les mots d’Umberto Eco, « une information qui n’est pas révélée »[24]. Et, ce qui est frappant, comme nous le verrons, c’est que dans tous les cas de représentations observées ici ou bien dans les livres eux-mêmes, les manières de « faire secret » signifient ou fondent toujours des modalités particulières de régulation des relations sociales. Et ce, avec des effets de pouvoir particulièrement forts mais dont les enjeux ou fonctions, ainsi que les tolérances sociales, ne sont pas toujours les mêmes selon les contextes et les époques. Comment, en s’appuyant sur ses propriétés singulières — sur lesquelles nous seront amenés à revenir —,  ces relations jouent-elles alors dans l’émergence d’imaginaires du livre ?

Dans ce cadre de réflexion, le choix de notre corpus a donc été guidé par la perspective tridimensionnelle de cet ouvrage.

S’ancrant dans une réflexion sur la matérialité et les formes du livre, la première partie porte un regard sensible à la phénoménologie pour interroger ces imaginaires du secret. Il s’agit de mettre en évidence la façon dont les matérialités du livre, en induisant certains usages, peuvent susciter des imaginaires du secret comme mise à l’écart (1. Entre surface et profondeur : le livre, une forme propice au retrait ?).

 La deuxième partie pose la question des rapports du livre au secret au regard d’une histoire intellectuelle des rapports aux savoirs. Nous verrons que la notion de secret est historiquement attachée à celle du livre ; elle questionne la constitution et la circulation des savoirs et les différents enjeux éthiques et politiques qui leur sont liés au fil des époques (2. Du secret à la magie : enjeux de pouvoir et ambiguïtés du livre comme figure du savoir).

Enfin, la dernière partie porte une attention spécifique au revers du secret : celui de sa révélation par le livre. Cet imaginaire de la révélation inscrit le livre dans un rapport subtil au registre de la lumière et du lumineux, comme dispositif métaphorique du dévoilement et de l’illumination (3. Entre transparence et révélation : les relations du livre à la lumière).

L’articulation de ces trois perspectives propose de donner à voir la façon dont ces « logiques » livresques du secret s’articulent à des enjeux pluriels, qui, tous ensemble, œuvrent à « faire livre », œuvrent à instituer des formes et des incarnations plurielles de cet objet qu’on appelle « livre ».

 

 

 

1. Entre surface et profondeur : le livre, une forme propice au retrait ?

 

 

TEXTE A VENIR

 

 

Les mystères d’une forme : du codex aux imaginaires du retrait

 

 

Ainsi le codex est pour ces raisons de corporalité du support et d’appropriation individuelle et d’adhésion du contenu à ce support, un objet propre à véhiculer le secret (...).

Michel Melot[25]

 

 

Tel qu’on le définit usuellement lorsqu’on parle de l’imprimé, le livre correspond à ce support que l’on nomme un « codex », à savoir cette forme que l’on manipule quotidiennement, dotée d’une couverture, de pages, d’une face et d’un dos. Dans l’histoire, le codex a progressivement succédé au volumen — qui se présentait sous la forme d’un rouleau — avec lequel il a d’abord coexisté pendant plusieurs centaines d’années, à partir du Ier siècle de notre ère. Le codex se caractérise par un trait formel spécifique : son pli. C’est ainsi que le définit Roger Chartier :

 

après comme avant Gutenberg, le livre est un objet composé de feuilles pliées, réunies en cahiers reliés les uns aux autres ; en ce sens, la révolution de l'imprimerie n'est en rien une "apparition du livre". C'est douze ou treize siècles avant la nouvelle technique que le livre occidental trouve la forme qui demeurera la sienne dans la culture de l'imprimé.[26]

 

Les historiens soulignent que c’est l’utilisation du parchemin comme support d’écriture qui a entraîné cette métamorphose majeure dans l’histoire des supports : la transition progressive du volumen au codex. Le parchemin, en effet, est une peau d’origine animale, traitée pour devenir support de l’écrit. Il s’agit d’une matière souple, moins cassante et moins friable que la fibre du papyrus à partir de laquelle est fabriqué le rouleau. On peut donc la plier sans craindre d’affecter voire de détruire le contenu des textes qu’on y inscrit. Ce changement de nature a également favorisé un changement de forme pour le support de l’écrit : le pli a ainsi donné naissance à la page[27].

Déployant par ce jeu des plis sa profondeur matérielle, le livre est devenu un objet de plus en plus compact, prenant moins de place. Il est devenu possible de plier, de fermer le livre constitué dans l’épaisseur d’un volume fait de pages superposées. Le pli, comme impulsion décisive pour l’introduction du recto-verso ; la fermeture, comme geste minimal de protection d’un contenu ; mais aussi la nouvelle profondeur du livre, qui invite à feuilleter, à chercher pour trouver ses passages, ont dès lors pu initier la tension paradoxale qui l’habite : le livre cache autant qu’il dévoile[28]. Il inscrit son contenu au cœur de notre espace social autant qu’il l’en retire. Le pli révèle dans le livre un potentiel de résistance, qui façonne avec lui des manières d’investir l’espace social.

Car le secret est précisément l’une des modalités de ce qui résiste et nous résiste. Ces résistances du livre, appuyées sur son dispositif technique et matériel, induisent avec elles des modalités ou des potentialités d’usage, qu’elles suggèrent, suscitent ou sollicitent, parfois. En particulier, la transformation matérielle du support en codex — qui entraîne avec elle d’autres transformations, du point de vue graphique[29] — a également participé à l’autonomisation du livre. Une autonomisation acquise par sa clôture formelle, faisant de lui un objet pouvant relever aussi bien de la sphère du public que de celle du privé, et de l’intime. Alors qu’il fallait étaler le rouleau pour pouvoir le lire, le pli a fait du livre un objet disposé au retrait : en le fermant, on peut le « retirer » du reste du monde. En l’ouvrant contre soi pour le lire — comme à l’ouvrir à soi —, on peut aussi « se retirer » avec lui.

 

Livre, interstices et jeux d’écart

 

Ce sont ces jeux que favorise le livre, sa capacité à induire des postures de mise à l’écart — non pas en soi, mais dans les usages qu’il favorise, donc dans la relation qu’engage avec lui son lecteur —, sa capacité à créer des effets d’interstice dans l’espace social — dans la relation engagée par le lecteur, au moment de sa lecture, avec le reste du « monde » — qui nous intéressent ici.

Car ce rapport à l’écart, parfois à l’exclusion, constitue l’un des traits caractéristiques du secret. La mise en retrait devient un processus de distinction, au sens premier, par séparation. Celui qui s’écarte se distingue. Cette remarque n’est pas sans faire écho à la définition étymologique du secret donnée par Louis Marin que nous rappelions en introduction de la présente partie, le secret étant précisément « ce qui est mis à part (se-cernere), ce qui est séparé, ce qui est réservé »[30].

 

Cette posture du retrait engagée par le livre n’est pas sans travailler les diverses représentations qui peuvent être données ; selon de multiples variations, on observe qu’elle se répète comme un fréquent « effet de mise en scène » des scènes de lecture. Cette fréquence permet d’en faire un motif saisissable pour appréhender les imaginaires du livre ainsi que la façon dont, en circulant comme figure, le livre est aussi donné à voir dans une fonction de mise à l’écart, souvent du fait d’un certain rapport d’intimité entretenu par le lecteur à son livre. C’est notamment le cas dans nombre de scènes de lecture empruntées à la fois aux traditions picturale et photographique occidentales.

La peinture, d’abord, fait appel à ce motif de manière récurrente. Dans le vaste fonds pictural, la lecture peut être aussi parfois représentée comme une scène, sinon publique, au moins collective, quelquefois familiale (veillées, scènes de lecture de la Bible…). Néanmoins, la dimension solitaire de la pratique de lecture apparaît en tout cas comme un motif prégnant. Et, même lorsqu’elle n’est pas solitaire — et qu’elle est donc socialisée ou bien ritualisée par le social —, la lecture, intimement liée au livre représenté sur le tableau, s’inscrit souvent dans un contexte ou un espace intimistes.

À la sélection d’un tableau qui se donnerait comme représentatif, nous avons donc préféré ici la mise en « dialogue » de plusieurs, puisque c’est justement leurs résonances (qui prennent différentes formes) que nous cherchons à mettre en avant. Le choix de quelques tableaux ou portraits qui suit en éclaire certains aspects. Comme toute sélection, celle-ci opère un resserrement parmi un très large fonds, dont on n’aura jamais fini de faire le tour. Elle procède ici par effet de « focale », permettant de mettre le doigt sur la récurrence d’une « atmosphère » du retrait et du silence, dont le livre et sa lecture sont montrés comme des facteurs centraux.
 

[1] La métaphore induit ici un rapport à la lumière qui fera l’objet d’une partie de notre ouvrage.

[2] Dans une démarche cohérente avec la perspective intermédiale telle qu’elle est développée à Montréal, de façon à notre sens plus précise qu’elle ne peut l’être dans d’autres contextes, nous préférerons ici souvent parler de « dispositif médiatique » pour singulariser un objet tel qu’une peinture, une photographie, une vidéo ou une installation, par exemple, plutôt que de « média » en propre.

[3] Il n’est que de penser aux épisodes d’autodafés, relativement fréquents dans l’histoire occidentale, pour des raisons diverses : idéologiques, religieuses, notamment. On pense également aux marchés parallèles des livres circulant « sous le manteau » qui ont pu se développer au cours de cette même histoire. On songera aussi aux « enfers » des bibliothèques, qui régulent un ensemble de normes sociales concernant la potentielle recevabilité du livre, pour ne citer que ces quelques exemples.

[4] Sur un registre métaphorique, dont on considérera toutes les limites au regard de l’analyse du processus communicationnel en jeu, mais qui permet néanmoins de cibler la dimension relationnelle du livre, et des opérations de médiations qu’il engage.

[5] Louis Marin, « Logiques du secret », Traverses, n° 30-31, 1984.

[6] Sur cette question, voir notamment Jean-Jacques Boutaud (dir.), Transparence et communication, MEI « Médiation & Information », Paris, L’Harmattan, 2005.

[7] Louis Marin, art. cit., p. 62.

[8] Elsa Tadier, Les corps du livre, du codex au numérique. Enjeux des corporéités d’une forme médiatique : vers une anthropologie communicationnelle du livre, thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication sous la direction d’Emmanuël Souchier et Anne Zali, Gripic, Celsa, Sorbonne Université, 2018.

[9] À ce sujet, il existe une littérature abondante, constituée d’ouvrages qui abordent cette question de façon directe ou indirecte, parmi lesquels on citera : Christian Vandendorpe, 1999 ; Anthony Grafton, 2012 ; Johanna Drucker, 2014 et enfin, Emmanuël Souchier, Étienne Candel, Gustavo Gomez-Mejia (avec la participation de Valérie Jeanne-Perrier, 2019).

[10] Nous faisons ici référence à Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, dont le propos ne porte pas sur la question des imaginaires.

[11] Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 2002 (2e éd.), p. 191.

[12] Sans pouvoir ici mobiliser toute la longue histoire des supports de l’écrit, nous nous concentrerons principalement ici sur le codex — considérant que notre conception occidentale du livre s’incarne actuellement majoritairement dans cette figure centrale du livre — ainsi que sur les dispositifs numériques. . POURSUIVRE PAR NOTE SUR LE LIVRE def.

[13] Patrice Flichy, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001.

[14] Anne Cordier, « Étudier les imaginaires et les pratiques non formelles de recherche sur Internet », s. d., en ligne : https://www.sfsic.org/congres_2008/spip.php?article19

[15] Cette approche correspond à ce que Jens Schrôter, dans sa typologie reprise par Müller, appelle « l’intermédialité transformationnelle » (dans la traduction de Müller), soit l’analyse de la représentation d’un média (le livre) dans d’autres médias. Voir Jens Schrôter, « Intermedialitât. Facetten und Problème eines aktuellen medienwissenschaftlichen Begriffes », en ligne https://www.montage-av.de/pdf/1998_7_2_MontageAV/montage_AV_7_2_1998_129-154_Schroeter_Intermedialitaet.pdf .

[16] Au sens où, il y a « du jeu » comme du bois joue sous l’effet de l’humidité. Autrement dit, il y a un effet de variations qui est le propre de ce qui circule et du vivant.

[17] C’est en effet une manière, bien qu’elle ne soit pas exclusive, de rendre en partie « concrète » de la prégnance d’un motif, d’un imaginaire, ou de son caractère structurant.

[18] L’approche par « cas » est mise en œuvre au sein des groupes de recherches sur l’intermédialité à Montréal, et notamment déployée comme une nécessité méthodologique par Éric Méchoulan, fondateur de la revue Intermédialités.

[19] Texte de présentation de la revue Intermédialités, http://intermedialites.com/apropos/presentation/ (consulté le 08.11.2019).

[20] Pour des raisons matérielles, c’est encore plus le cas ici, dans le cadre d’une analyse qui doit souvent se tourner vers les traits les plus essentiels et / ou significatifs des documents qui permettent d’explorer la question du secret, du fait de l’ampleur du sujet et de la dimension limitée de cet ouvrage.

[21] Jussi Parikka, Qu’est-ce que l’archéologie des médias, Grenoble, UGA Éditions, 2018 (éd. française).

[22] Tout à fait proches de « l’effet diligence » théorisé par Jacques Perriault en 2002.

[23] Sur la question de l’association d’un média et des valeurs culturelles et sociales auxquelles il est associé, voir notamment Julia Bonaccorsi, Illusions d’attente et variations médiatiques : approche ethno-sémiotique des modèles contemporains de la culture écrite, HDR en Sciences de l’information et de la communication, Celsa Paris-Sorbonne, Gripic, 2012.

[24] Umberto Eco, Sur les épaules des géants, Paris, Grasset, p. 321.

[25] Michel Melot, « Le livre comme forme symbolique ». Conférence à l’École de L’institut d’histoire du livre, 2004, disponible en ligne sur http://ihl.enssib.fr/en/le-livre-comme-forme-symbolique (consulté le 20 juillet 2019).

[26] Roger Chartier, « Du codex à l’écran : les trajectoires de l’écrit », en ligne : http://gabriel.gallezot.free.fr/Solaris/d01/1chartier.html (consulté le 05.11.17)

[27] Emmanuël Souchier, « Histoires de pages et pages d’histoire », in Anne Zali (dir.), L’aventure des écritures. La Page, Paris, BnF, 1999, p. 19-55.

[28] À sa manière, le rouleau avait déjà initié cette dynamique du montré-caché, puisqu’à la lecture, il fallait rouler le volume d’un côté pour le dérouler de l’autre et ainsi pouvoir le lire tout en le maintenant entre ses deux mains. Mais en transformant « l’arithmétique » du livre, le pli démultiplie cette tension et la répercute à toutes les échelles du livre.

[29] Sur ces questions voir HJMartin par ex., Chartier, histoire de l’éd.

[30] Louis Marin, « Logiques du secret », Traverses, n° 30-31, 1984, p. 60.

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