Petit thésaurus de médias imaginaires : machines de mémoire totale (1990-2019)
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SQUID
Strange Days imagine un casque de réalité virtuelle pour vivre des expériences inconnues ou revivre phénoménologiquement des moments passés. L’enregistrement des mémoires d’expériences (ou expériences de mémoire) se déroule comme suit : les données sont d’abord encodées sur un mini-disque par le biais du casque électromagnétique SQUID (Superconducting Quantum Interference Device). Posé sur le crâne d’un individu, le casque encode les signaux électriques de l’activité cérébrale de celui-ci. Puis, les signaux sont transmis au boîtier, qui grave sur le mini-disque un transcript binaire de la séquence des influx nerveux générés par la perception de l’individu en question. À l’aide d’un second casque et d’un lecteur de disque, il est possible de (re)vivre phénoménologiquement ce qui a été enregistré. Par le biais de cette technologie, le personnage principal, Lenny Nero (Ralph Fiennes), expérimente ses propres « souvenirs » pour revivre des moments passés avec Faith (Juliette Lewis), son ancienne petite amie. Au début du film, on le voit rentrer chez lui, se servir un verre de vodka, insérer un mini-disque (un clip) dans sa machine électromagnétique et revivre des moments charnels avec Faith grâce au SQUID (13:14). SQUID offre une expérience riche de remémoration comme si la scène se déroulait au présent. Pour toucher des revenus, Lenny Nero vend des mini-disques d’expériences mémorielles sur le marché noir. Initialement inventé par une agence fédérale américaine (fictive) pour remplacer les microphones d’espionnage, SQUID sert à produire une nouvelle forme d’images pour les espions : le casque enregistrant l’expérience phénoménologique, l’espion ne peut ainsi mentir sur ce qu’il a dit, vu ou fait (l’enregistrement forme une preuve ou un témoignage fidèle et peut être expérimenté par autrui). Lenny détourne ainsi SQUID de son usage premier. Travaillant à son compte de façon illégale, ce dernier marchande des expériences à vivre en temps réel (dont ses clients pourront évidemment se souvenir par la suite). Il vend une sorte de « métempsychose cybernétique limitée » par laquelle l’expérimentateur est virtuellement transporté dans un autre corps en mouvement, passant par exemple d’un corps d’homme à un corps de femme, d’un corps infirme à un corps ordinaire, d’un environnement à un autre, d’une classe économique à une autre, pour la durée du trip électromagnétique. Lenny paye par exemple des acteurs pornographiques et enregistre leurs ébats sexuels, puis revend l’encodage à ses clients, le plus souvent fortunés. SQUID offre une forme de divertissement virtuel presque total puisqu’il stimule tous les sens à la fois. Le cours des expériences enregistrées sur mini-disques est toutefois fixe, linéaire et unique. Pour vendre son produit, Lenny qualifie ainsi la nature de l’expérience proposée par la technologie à un client potentiel : « This is not “like tv, only better”. This is life. It’s a piece of somebody’s life. It’s pure and uncut. Straight from the cerebral cortex. I mean you’re there. You’re doing it. You’re seeing it, You’re hearing it. You’re feeling it » (21:08). Changer de sexe, faire du ski extrême, vivre un acte sexuel ou braquer un restaurant constituent quelques-unes des activités qu’offre Lenny à sa clientèle, qui peut expérimenter tout cela dans le confort de son foyer. Les expériences mettant en scène le plaisir sexuel et la décharge d’adrénaline semblent les plus prisées, et pour cause : les rues sont dangereuses et, à l’heure où l’on découvre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), les relations sexuelles peuvent tuer (« The risks... The streets are a war zone. Sex can kill you. »), explique Lenny (31:50). Le trip virtuel se présente alors comme une solution moins risquée de vivre des aventures extraordinaires dans une époque en crise, où les militaires sont postés à chaque coin de rue et où les services publics tombent en décrépitude.
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Grain (Willow Grain)
Imaginée dans la série d’anthologie Black Mirror (2011-) créée par Charlie Brooker, Grain prend la forme d’un implant cérébral numérique. L’épisode « The Entire History of You » met en scène une bionanopuce mnésique vendue sur le marché. Celle-ci a la capacité d’archiver en permanence les images sensorielles (ou percepts) de la vue et de l’ouïe des individus porteurs. La « mémoire » et les « souvenirs » générés en continu par l’implant sont conservés localement dans la puce et sont accessibles à volonté depuis une interface numérique générée dans le cerveau de l’usager. Lorsqu’ils le souhaitent, les usagers-porteurs de l’implant peuvent ainsi voir ou entendre les images numérisées des moments passés. Grâce à une petite manette cliquable, il est possible de lire, de rembobiner et d’accélérer les vidéos. Dans le vocabulaire de la série télévisée, il s’agit pour les personnages de « faire une re‑do » (« rediff’ » ou « rediffusion » dans la traduction française). Digne d’un logiciel d’espionnage, Grain possède une fonction zoom permettant aux personnages de revoir dans le détail ce qui leur a échappé au moment de l’enregistrement. Les usagers-porteurs peuvent également faire une recherche par mots-clés en vue de retrouver des images associées à une personne, à une date ou à un lieu précis. En effet, Grain génère des métadonnées, opère un classement automatique par mots-clés et peut aussi compter sur une capacité de reconnaissance faciale. Si l’espace de mémoire numérique de la bionanopuce est saturé, il est fortement conseillé aux implantés d’acheter de l’espace supplémentaire. Par exemple, dès les premières minutes de l’épisode, le personnage principal, Liam Foxwell, est exposé à une publicité pour la puce Grain dont il porte un modèle : « Live, breathe, smell. Full spectrum memory. You can get a Willow Grain upgrade for less than the price of a daily cup of coffee, and three decades of backup for free. In-store ingrain procedure with local anaesthetic, and you’re good to go. » (2:26) Puisque cette « mémoire » s’apparente à la gestion de fichiers d’image dans un ordinateur, il est aussi possible de supprimer les images jugées gênantes ou encombrantes. Toutefois, cet effacement à une incidence, car supprimer un fichier laisse toujours des traces et ces traces peuvent éveiller les soupçons des autorités. En plus de pouvoir être visionné de manière privée grâce à l’interface cérébrale numérique, le fonds illimité d’images produit par la bionanopuce peut aussi l’être sur des écrans externes au corps de l’usager : sur un écran de télévision chez soi par exemple, mais aussi bien par les autorités qui peuvent se prémunir d’un droit de visionnement sur des équipements de contrôle afin de réguler le mouvement des individus dans l’espace public.